Lors de la crise de 2008, j’étais le dirigeant d’AIG en France. Et comme tous ceux qui à cette période travaillaient dans la finance ou dans l’assurance, et en particulier chez AIG, j’avais le sentiment d’être seul contre tous. La crise de 2020 est très différente car elle concerne tout le monde. Tout le monde se bat contre la Covid-19.
En 2008, je me suis concentré sur le domaine sur lequel je pouvais intervenir : je me suis engagé vis-à-vis des équipes, des clients, des courtiers et des autorités de contrôle. C’était une période d’hyperactivité, d’actions de terrain, de proximité avec une équipe de 300 personnes.
Dans la crise actuelle, j’exerce un autre type de leadership, car, avec 6 000 collaborateurs, j’ai plus de relais de communication. Je suis en relations avec tous les dirigeants de grandes institutions, avec les décideurs du marché, avec les autorités de contrôle. Donc mon environnement professionnel dans ces deux crises est assez différent.
La bonne gestion d’une crise repose sur la confiance.
La bonne gestion d’une crise repose sur la confiance. La confiance avec les équipes, avec les clients, avec les actionnaires. C’était vrai en 2008, c’est encore vrai aujourd’hui. Mais cette confiance doit avoir été construite avant la crise.
AIG en France était en 2008 dans une situation de performance et de crédibilité. Le chiffre d’affaires avait doublé en 5 ans et ce de façon profitable. Donc la confiance existait. C’est ce qui nous a permis de résister alors que le groupe jouait sa survie.
Aujourd’hui chez Willis Towers Watson, nous avons une très bonne performance opérationnelle, une crédibilité de leader sur nos marchés, ce qui nous a permis de bien réagir au confinement et à la nécessité de travailler à distance.
On n’a bien sûr pas le même type de relation avec la distance. Mais si la relation était forte auparavant, si elle était bâtie sur la confiance, alors il n’y a aucun problème.
Un bouleversement économique et financier considérable est en train de se produire. La crise en 2008 était une crise technique. Aujourd’hui, nous sommes dans les premières semaines d’une crise de société qui est créée par un environnement qu’on aurait dû prévoir. Personne n’avait pensé à une pandémie mondiale qui impacterait les sociétés matures plus fortement que les économies émergentes à cause du prix de la vie humaine. En fait, cette crise de 2020 a deux visages. A court terme, elle est sanitaire et la priorité est de garantir la sécurité des personnes à tout prix.
[La crise] met en cause les dogmes économiques et politiques construits depuis 50 ans.
A long terme, les enjeux sont considérables et nous ne les mesurons pas encore complètement. On va avoir une croissance astronomique de l’endettement des Etats. On le voit déjà. Les gouvernements les plus libéraux n’ont plus aucun scrupule à créer une dette au delà de 100% du PIB. Ils vont injecter de l’argent dans des entreprises privées et jusqu’à procéder à des nationalisation de fait si c’est nécessaire pour les sauvegarder. Cela va mettre en cause les dogmes économiques et politiques construits depuis 50 ans. Cela peut aussi entraîner des bouleversements boursiers. Quelle sera la valeur économique futures de ces entreprises ? Un choc économique d’ici 2 ou 3 ans n’est pas exclu.
Pour autant, les grandes entreprises ont, de manière générale, montré une résistance exceptionnelle et en particulier dans le secteur financier, où les banques et les assureurs ont apporté la preuve de leur solidité.
Il est évident qu’une compagnie d’assurance couvre ce qui est garanti. Si on met en oeuvre rétroactivement des garanties qui n’ont pas été souscrites, on contamine toute l’assurance. La stabilité contractuelle est un élément fondamental de la sécurité économique. Je ne suis pas convaincu que le grand public se rendre compte que la résistance des banques et des assurances dans cette crise est liée à leur bonne gestion qui repose notamment sur la stabilité contractuelle et la corrélation directe entre les risques souscrits et le capital disponible.
La pandémie est un risque énorme et très difficile à assurer. Le grand problème réside dans la mutualisation. Par définition, une pandémie est globale et tous les produits d’assurance sont exposés en même temps. On voit bien que les montants concernés sont bien au-delà des montants que l’assurance pourrait mobiliser. Même si une initiative du marché de l'assurance de Londres avait été prise pour mettre en place un système de couverture, la notion de risque n’avait pas été suffisamment travaillée par l’ensemble des parties prenantes : Etats, entreprises, assureurs. L’appétence pour travailler sur ce risque n’était pas suffisamment forte. A l’avenir seuls des solutions de pools soutenus par les états semblent pouvoir être une solution générale. Des solutions spécifiques devraient cependant voir le jour pour de très grands comptes.
A quel niveau fixer le télétravail, 50%, 60%, 75% ?
Pendant ces deux derniers mois, notre profession a montré une réactivité extraordinaire, la capacité à maintenir la continuité du service grâce au télétravail. Le télétravail a bien fonctionné au point que certains acteurs du marché de l'assurance britannique du Lloyd’s de Londres ont déjà définitivement décidé de travailler physiquement moins au Lloyd’s.
Le travail à domicile est devenu une évidence stratégique pour les entreprises. La question que se posent maintenant beaucoup d’entre elles est : à quel niveau fixer le télétravail, à 50%, 60%, 75% ? Cela nécessite de revoir l’organisation opérationnelle, mais aussi de repenser l’immobilier de bureaux pour optimiser les coûts et de prendre en compte le sujet de la sécurité au domicile des collaborateurs.
Cela soulève aussi des questions de management et des questions sur l’équilibre entre la vie professionnelle et la vie privée. Il ne faut pas oublier que le télétravail n’est pas forcément une bonne solution pour tous les collaborateurs, en particulier ceux qui sont dans des petits logements, ce qui est souvent le cas des plus jeunes dans les grandes villes.
Les risques sont multiples. Un très grand nombre d’entreprises parmi nos clients ont des enjeux de survie. Nous devrons travailler en profondeur le management des risques pour entretenir une relation de long terme avec elles. Il y a une opportunité pour nous, car il va y avoir une densification du travail d’analyse des risques. L’un des sujets qui a émergé de la crise pour certains groupes est la nécessité de réduire la dépendance à l’international ce qui implique de revoir les chaînes de production et d’approvisionnement, ce qui conduit à revoir les business models et donc aussi l’organisation du travail et du capital humain.
La question de la durabilité du développement et la prise en compte des enjeux sociaux et climatiques vont, à mon avis, être reconsidérées par les entreprises dans le prolongement de cette crise. La gouvernance sera également un élément structurant, car il va falloir piloter, rendre compte et communiquer.
Je suis donc assez optimiste sur le fait que la crise va accélérer l’intégration de critères ESG[1] dans la gestion des entreprises.
Le CHEA a été un moment charnière dans mon parcours.
Pour faire face aux multiples incertitudes auxquelles ils seront confrontés, les managers et dirigeants de l’assurance ont besoin d’une vision transversale des enjeux et des métiers. L'Executive MBA CHEA est justement une formation qui donne une connaissance globale de notre environnement et du secteur de l’assurance. Destinée à des cadres déjà expérimentés, le principe des séminaires qui abordent les sujets sous différents angles, aussi bien techniques, que fonctionnels ou par types de marché, ouvre l’esprit, en particulier sur l’international. Pour ma part, le CHEA a été un moment charnière dans mon parcours et m’a permis d’évoluer ensuite vers des fonctions de direction de plus en plus transversales.
Diplômé du Centre des Hautes Etudes d’Assurances (CHEA) en 1995, Nicolas Aubert dirige depuis 2016 Willis Towers Watson au Royaume-Uni. Il a fait toute sa carrière dans l’assurance et notamment chez AIG dont il a été directeur général pour la France de 2003 à 2010 puis pour le Royaume-Uni et directeur des opérations pour la région EMEA (Europe-Moyen-Orient-Afrique).
[1] Les critères Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance (ESG) permettent d’élargir et d'enrichir l'analyse des futures performances des entreprises (rentabilité et risques). Ils permettent d’évaluer l’exercice de la responsabilité des entreprises vis-à-vis de l’environnement et de leurs parties prenantes (salariés, partenaires, sous-traitants et clients). Ils sont pris en compte dans la gestion des investissements socialement responsable.